Le concept de conflit et ses limites d’usage, partie 7/7

Publié le par Maître Delordre

(suite de l'analyse de la partie 6/7)
« La paix absolue [...] reste le secret divin.» Tels sont les derniers mots de l'essai sur Le Conflit de la culture moderne. La Philosophie de l'argent développe et explique ce point de la pensée simmélienne : « L'essence profonde de la pensée divine est d'unir en elle toutes les diversités et toutes les contradictions du monde: elle est selon la belle expression de Nicolas de Cuse, la coincidentia oppositorum. » Et, sur ce point, Simmel, comme Kant avant lui, pense que la transcendance de Dieu s'oppose radicalement à la finitude de l'homme, de sorte que pour nous autres hommes, aucune paix définitive n'est jamais possible; toute paix inclut le combat, et inversement. C'est dire que le conflit est une catégorie très générale de l'existence: nous avons vu l'exemple de la guerre, conflit social, armé, entre nations, révélateur d'un conflit profond dans notre civilisation. De sorte qu'on peut dire que Simmel voit des conflits à tous les niveaux de la réalité. Ses ana- lyses sociologiques du conflit, dans le chapitre Der Streit de son gros livre Sociologie, sont célèbres et font partie, avec l'analyse de la société secrète et de l'Étranger, des morceaux de choix que tout sociologue doit connaître. Par convention, on a traduit Streit par conflit, Kampf par combat; mais Simmel prend l'un pour l'autre, de même qu'il use du terme de Konflikt. La perspective simmélienne n'est pas du tout d'étudier les conflits sociaux sans aucun rapport avec des conflits plus profonds.
Tout à fait inversement, il replace son analyse du conflit dans la problématique de la vie que nous avons déjà envisagée. La vie est d'essence conflictuelle en ce qu'en elle s'opposent nécessairement ce que Simmel appelle des « séries objectives» (qu'on peut trouver superficielles et contingentes) et des « séries de valeur» ; et nous avons tendance à valoriser notre être profond comme une unité vraie, et ainsi à nous embrouiller dans ce dualisme que nous posons. Le conflit inhérent à la vie est un combat entre la tendance à la totalité (intériorité et extériorité ensemble) et la tendance à l'unité par opposition à la multiplicité des phénomènes extérieurs. Simmel utilise ici les catégories d'unité et de totalité en leur sens kantien. L'unité est celle de l'atome; il ne s'agit pas de l'unification du groupe, mais au contraire de sa parcellisation. C'est l'unité individuelle qui, obtenue par coupure, entre une intériorité unifiée et des manifestations dispersées, a pour équivalent social la tendance à la destruction et à la désagrégation; elle s' oppose à la totalité, qui rassemble les éléments opposés en un tout, et qui a son équivalent social dans la force de cohésion des éléments séparés. Le conflit, dans la société, n'apparaît que comme destructeur; or c'est une illusion, et Simmel va montrer qu'il est déjà, en lui-même, manifestation d'une unité qui dépasse la relation séparée et simplement extérieure des éléments affrontés.
Simmel commence par dénoncer l'ambiguïté du terme de dichotomie, en allemand Entzweiung, c'est-à-dire division en deux au sens précis du mot. En effet, ce terme signifie à la fois la séparation des éléments, leur éloignement l'un de l'autre, et d'autre part leur opposition active. D'un côté, des éléments séparés peuvent fonder une unité par composition harmonieuse et sans conflit; de l'autre, cette séparation peut devenir un affrontement conflictuel. Ainsi le phénomène socio-économique de la concurrence peut être vécu par les individus comme hostilité sans merci, mais être utile au groupe social, et en assurer la cohésion. Au niveau psychologique, inclination et répulsion s'associent bien souvent; ainsi les relations amoureuses (que Simmel nomme érotiques au sens originel du tenue) sont un entrelacs d'harmonie et d'opposition par complémentarité; le besoin de dépendance et le désir de domination s'y mêlent dans une unité sui generis. Toutes les formes de socialisation qui sont l'objet propre du livre de Simmel et un thème constant de sa réflexion sont plus ou moins marquées par le conflit. Nulle part, selon Simmel, on ne trouve le conflit à l'état pur, car ce serait la guerre d'extermination totale; l'antagonisme absolu sombre dans sa propre folie.
La forme du conflit entre des partis opposés est longuement étudiée par Simmel; elle couvre le vaste champ de l'analyse des structures politiques et sociales, à savoir les luttes à l'intérieur des assemblées démocratiquement élues, aussi bien que la lutte des classes. Le conflit a une fonction structurante pour un parti; ainsi la guerre exige la cohésion absolue de la nation en guerre, et est de fait, même sans usage de la force, un puissant stimulant de l'unité d'un peuple. Simmel connaît bien la question, car il a observé le processus de l'unification progressive de l'Allemagne. Dans les luttes sociales de la Grande-Bretagne du XIX. siècle, de la même façon, l'organisation des deux groupes, employeurs d'une part, et travailleurs d'autre part, a paru tout à fait nécessaire et bénéfique aux deux camps. À l'état de paix, un groupe n'exige pas de positions déterminées entre chacun de ses membres, et certains peuvent parfaitement vivre dans l'indifférence mutuelle, sans qu'on sache si elle cache une hostilité larvée, ou simplement une timidité, une absence de besoin de s'associer. La guerre contraint chacun des membres à prendre position. D'où l'intolérance radicale des pays en guerre, et la phobie pathologique du traître. L'exemple de l'attitude de l'Église catholique, pris par Simmel, est très significatif: «elle traitait les dissidents comme relevant d'elle aussi longtemps que possible, mais, dès l'instant où ce n'était plus possible, elle les repoussait avec une incomparable énergie ». Ici, c'est la limite nette entre l'ami et l'ennemi qui est soulignée ; et c'est un fait que désigner l'ennemi par l'exclusion est un moyen salutaire pour le groupe ; l'Église catholique a duré du fait qu'elle savait le faire, aussi bien en ce qui concerne l’hérétique, qu'en ce qui concerne le partisan de la vie immédiate.
Il n'est pas utile d'entrer dans tout le détail des multiples exemples pris par Simmel; on n'a pas traduit les analyses qu'il donne du conflit économique positif qu'est à ses yeux la concurrence (sur ce point, l'histoire récente des pays de l'Est semble lui donner raison), ni les analyses psychologiques concernant l'agressivité et la tendance à l’hostilité individuelle et relationnelle. Simmel remarque que l'hostilité est un facteur d'association puissant dans la société; et il émet cette règle que l'hostilité est d'autant plus destructrice qu'elle regroupe des gens qui n'ont rien de commun entre eux. Il faut en effet une hostilité très violente pour réunir de nos jours des communistes et des monarchistes, comme ce fut le cas en Grèce, contre les socialistes, mais surtout contre la corruption de ceux qui avaient exercé le pouvoir sans une scrupuleuse honnêteté. Mais cette hostilité partagée n'avait pas une valeur constructive durable. La cohésion du groupe en conflit ne dure, par définition, que le temps du conflit. Simmel a cet exemple amusant: si, dans un wagon de chemin de fer, l'une des personnes du compartiment a un comportement déplaisant, fruste, ou grossier, le groupe, qui ne se connaissait pas du tout auparavant, forme une unité contre lui, mais cette unité est tout à fait passagère.
 
Conclusion
 
L’étude des groupements humains et les rapports entre individus de ces groupes montrent à quel point l’ensemble de la société est régie par les interactions et les représentations des individus, des groupes entre eux. Un des fils conducteur des relations humaines en est le conflit dont les premières bases de l’étude ont été posées par Georg Simmel. Comprendre ces différents éléments permet à chaque acteur de la vie sociale de prendre du recul par rapport à certains événements pour les replacer dans leur contexte social réel, sans affectivité et avec le plus d’objectivité possible. Bien sûr, ce cours n’est pas exhaustif et nous aurions pu aborder d’autres éléments dans l’étude des groupes et des conflits ; que les exemples approfondis ici soient autant de débuts de pistes variées pour faire comprendre la diversité des études à mener afin de saisir dans son ensemble la complexité sociale.
 
 
Eléments bibliographiques succincts (reprendre également les ouvrages de référence mentionnés dans ces différents ouvrages)
 
BACHMANN (Ch.), LEGUENNEC (N.), Violences urbaines, Albin Michel, 1996.
DEROCHE (L.), WATIER (P.) (sous la Dir.), La sociologie de Georg Simmel – Eléments actuels de modélisation sociale, PUF, 2002.
MUCCHIELLI (L.), Violences et insécurité, La Découverte (sur le vif), Paris, 2002.
SIMMEL (G.), Le conflit, Circé/Poche, 1995.
SOULLEZ (Ch.), Les violences urbaines, Les essentiels Milan, 1999.
VIEILLARD-BARON, J.L., Georg Simmel, Philosophe de la modernité, éd. Payot, Paris, 2004.
WIEVIORKA (M.), Violence en France, Seuil, 1999.

Publié dans Sociologie

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