Le concept de conflit et ses limites d’usage, partie 5/7

Publié le par Maître Delordre

Les violences urbaines et les représentations de ces violences chez les différents groupes 
 
Les violences urbaines sont des conflits bien connus, car médiatisés et dont on ne saisit pas bien les tenants et les aboutissants. Après quelques définitions et un cadrage des notions employées, nous aborderons l'étude socio-historique de les violences urbaines depuis les année 1950 et un cas pratique de violences urbaines sur le quartier du Neuhof, victime de ces violences récurrentes depuis plusieurs années. L'ensemble de cette étude est tirée de l'ouvrage de Michel WIEVIORKA (sous la dir.), Violence en France, Ed. Seuil, Paris 1999. Dans cet ouvrage, les auteurs ont analysés différentes agglomérations sujettes aux montées sporadiques de violences (Le Havre, Paris, Lyon, Strasbourg). L'importance des représentations de la violence joue un rôle essentiel pour une meilleure compréhension du phénomène et dans la définition de solutions à développer pour réussir à circonscrire le phénomène.
 
 
Les violences urbaines
 
Définitions : les violences urbaines sont définies tels des actes violents commis ouvertement contre des biens, des personnes ou les symboles des institutions, par un groupe généralement jeune, structuré ou non. Ces actes ont lieu sur un territoire donné et revendiqué par ce groupe comme étant « sous sa domination ».
Définition des Renseignements Généraux : « actes juvéniles collectifs commis de manière ouverte et provocatrice et créant dans la population un fort sentiment d’insécurité ».
Exemples : dégradations par jets de projectiles, les razzias dans les commerces, les rodéos de voitures volées, les rixes et les règlements de compte entre bandes, le vandalisme anti-constitutionnel, les agressions physiques ou verbales contre des représentants institutionnels (contrôleurs RATP/SNCF, pompiers, enseignants, etc.), les incitations à l’émeute, les attroupements agressifs lors d’interventions de police, les agressions physiques et/ou guets-apens contre les policiers, le vandalisme ouvert et massif, l’émeute, etc. La violence peut être destructrice (dégradations), émotionnelle (émeutes), ludique (rodéos de véhicules) et/ou crapuleuse (protection d’un trafic). On peut aussi ajouter le développement de phénomènes anarchiques et d’une sous-ethnie de quartier hostile aux représentants de l’ordre.
 
Il existe donc divers degrés dans la violence urbaine qui constituent néanmoins une unité ayant pour fondement la remise en cause des règles sociales fixées par la collectivité.
-          les incivilités : manquements aux règles élémentaires de vie en société. Exemples : tapage nocturne, vandalisme, occupation agressive et bruyante des espaces publics et privés. Ces comportements asociaux sont ressentis comme des « blessures, des fractures de la société ». A la limite du délit, les incivilités sont des facteurs de la vie sociale générant des sentiments de rejet, de crainte et d’insécurité. L’insécurité est l’expression de la déstructuration manifeste des repères politiques et sociaux. On a l’impression que l’ordre social n’existe plus et que la sécurité n’est plus assurée. Le sentiment d’insécurité est également renforcé par la non-élucidation de nombreux délits, fautes de poursuites pénales ou du fait de la non-interpellation des auteurs. Ce phénomène se traduit chez certaines personnes par la conviction qu’elles n’ont plus rien à espérer des forces d’autorité.
-          le sentiment d’insécurité peut être défini comme suit : « c’est un processus de lecture du monde environnant qui est saisi chez les individus comme un syndrome d’émotions (peur, haine, jalousie) cristallisées sur le crime et ses auteurs ». Le sentiment d’insécurité ne reflétant pas forcément la réalité, s’impose aux esprits comme l’idée que l’on a de sa propre sécurité. Suite à de nombreuses enquêtes, il a été démontré qu’il n’y avait pas besoin d’avoir été soi-même victime ou de connaître une victime d’un crime ou d’un délit pour se sentir inquiet. Les faits que l’on craint ne sont pas ceux auxquels on a été directement ou indirectement confronté, mais ceux que l’on perçoit comme pouvant nous arriver. Les médias, par la façon de couvrir certains événements de banlieue contribuent plus ou moins directement à alimenter le sentiment d’insécurité de certains habitants. La présentation négative des cités et l’amalgame avec la situation aux Etats-Unis renforcent en toute logique les craintes et les angoisses de la population.
 
Les conséquences des violences urbaines : l’impact des troubles à l’ordre public causés par les violences urbaines est considérable. L’effet visible de ces troubles et les difficultés d’intervention et de répression des autorités publiques (les auteurs ne sont jamais appréhendés, ils sont mineurs, les infractions sont classées sans suite par le parquet, etc.) aggravent le sentiment d’abandon, d’inquiétude et de vulnérabilité ressenti par certains habitants des quartiers concernés. Dans ce contexte, les violences urbaines sont de forts facteurs de création du sentiment d’insécurité. Les violences urbaines, phénomènes collectifs et juvéniles visibles, exposés à la vue de tous et médiatisés, comportent tous les éléments favorisant la création ou le développement du sentiment d’insécurité.
 
Localisation des violences urbaines : la plupart des phénomènes graves de violences urbaines sont localisés dans les zones périphériques et les banlieues des agglomérations importantes. Cependant, un certain nombre de manifestations violentes sporadiques peuvent se dérouler dans les centres villes, très souvent autour des lieux publics, politiques ou symboliques. Des rassemblements importants, constitués d’un ou plusieurs groupes ayant les mêmes motivations, peuvent dégénérer lors d’affrontements avec les forces de l’ordre. (ex. : No Border à Strasbourg en 2002, manifestations contre la guerre en Irak à Berlin, queue de cortège le 13/02/2003, etc…). mais bien souvent, ce sont les banlieues qui sont les théâtres d’affrontements entre groupes différents, car ces lieux cristallisent l’ensemble des défaillances du système social.
 
Définition de la banlieue : ensemble des agglomérations qui entourent une grande ville et qui dépendent d’elle pour une ou plusieurs de ses fonctions (Nouveau Petit Robert). Aujourd’hui, la banlieue est considérée par la population et les médias comme un ensemble d’immeubles, voire de quartiers, qui, au sein d’une commune, présente des caractéristiques liées à des difficultés sociales importantes. Cette vision est à nuancer en raison de l’évolution des difficultés économiques durant la dernière décennie. Ainsi, plusieurs quartiers, intégrés depuis un certain nombre d’années dans la ville, ont vu leur situation se modifier, en raison essentiellement des modifications profondes de la composante humaine. Les CSP se sont progressivement homogénéisées sous l’action d’une gestion d’attribution de logements uniforme, basée sur le regroupement ethnique, familial (familles nombreuses, etc.). Les classifications instituées dans le cadre des différents plans gouvernementaux en faveur de la ville sont révélatrices de quartiers touchés par la violence urbaine. Dans les zones urbaines sensibles (ZUS), le taux de chômage est de 1,5 à 2 fois supérieur à la moyenne nationale, 40 à 50 % de la population sont des jeunes de moins de 25 ans, 50 % des personnes sont sortis du système scolaire sans diplôme ou avec une qualification professionnelle très faible. Les ZUS sont souvent composées de logements sociaux dans lesquels vivent de fortes populations étrangères ou d’origine étrangère.
 
Exemples :
-          Chanteloup-les-Vignes (78) : 2.320 logements construits en 1970 (ZAC de la Noé) – 64 ethnies – 45 nationalités différentes.
-          Vaux-en-Velin (69) : quartier du Mas-du-Taureau : en 1990 : 50 % de la population avait moins de 25 ans, 40 % était d’origine maghrébine, 20 % étaient au chômage, 50 % des foyers étaient non imposables.
-          Vénissieux (69) : quartier des Minguettes : en 1985 : 65.000 personnes dont la moitié vivait dans une ZUP avec plus de 60 % de résidents de nationalité étrangère et 51 nationalités différentes, 50 % des jeunes avaient moins de 25 ans.
 
Banlieue = zone criminelle ? Certains quartiers peuvent être assimilés à des zones criminelles. Ce sont des zones où les pressions sociales qui, normalement, s’exercent dans les familles, les écoles ou les communautés locales, n’agissent que faiblement et où les forces de l’ordre éprouvent de la difficulté à s’enraciner. L’émergence d’une zone criminelle est progressive : dégradation progressive du bâti, changement sélectifs de populations, affaiblissement des contrôles sociaux, installation d’un climat de peur, de méfiance, spirale du crime et effondrement. Certains quartiers de villes françaises ont déjà entamé cette logique.
 
Banlieue = ghetto ? Le ghetto ! Terme fourre-tout, vaguement sociologique et accessoirement ethnologique ou géographique, en résonance confuse avec la ville américaine, le ghetto semble connaître aujourd’hui son heure de gloire, aussi bien dans les discours médiatiques que dans les rapports administratifs. Peut-être s’agit-il, comme pour la « banlieue » de s’abriter derrière un mot d’évocation puissante pour éviter de définir une réalité sociale insaisissable.
Au travers du diagnostic de ghetto, il s’agit peut-être de signifier, sans vraiment le définir, le point ultime de la ségrégation et de la discrimination. Avec le ghetto, tout se passe comme si la marginalisation de l’espace se reportait sur les hommes. Les jeunes seraient voués à leur perte dans ces lieux perdus ; mais avant de couler définitivement, ils dériveraient sur ce que l’on peut appeler « l’océan mêlé des périphéries ».
Le mot « ghetto » chatouille les vieux démons projetés sur les quartiers louches. Il fascine autant qu’il dérange. La peur qu’il suscite constitue un ingrédient publicitaire de premier ordre. Avec les grands titres des journaux sur les « Chicago » de banlieue, les « Harlem » ou les « Bronx » ou autre cités barbares, c’est l’imagination qui prend le dessus : le fantasme s’enracine dans les quartiers. Par un retournement miraculeux, c’est la vie de tous les jours qui s’élève au niveau des meilleurs scénarios américains. En s‘élargissant sans cesse, l’usage du mot « ghetto » renvoie à une catégorie conceptuelle susceptible de s’appliquer à tout un groupement de population. Le ghetto devient aussi le symptôme territorial et social de la non-conformité : non-conformité architecturale et juridique, non-conformité scolaire des enfants qui y résident, non-conformité des parents qui y résident.
Dans cette inflation qui se développe sur la marginalité et pour mieux rejeter l’autre dans son étrangeté, on fait appel aux concepts anglo-saxons « d’ethnicité » et « d’ethnicisation ». De la sorte « les nouvelles populations étrangères » des cités sont renvoyées à leur appartenance ethnique, comme si l’ethnie était une réalité tangible et clairement définie. Avec la prolifération ethnique, le ghetto prend l’allure du « bouc émissaire » : il est chargé en plus de tous les péchés de l’urbanisation outrancière et des faillites économiques et sociales. On voudrait le rejeter le plus loin possible, dans le fin fond d’un désert, on voudrait qu’il soit silencieux : mais au contraire, il se révolte dans un climat général d’insécurité et de perception aiguë des inégalités.
 
C’est dans les situations de crise et d’insécurité que les composantes originelles du ghetto se réactivent. Il existait sous l’Antiquité, sous forme de « quartiers réservés » avec une fonction de protection de la communauté juive, fonction souvent plus claire que celle de son exclusion. Il existait à Venise au XVIe siècle, il a existé à Varsovie en 1940, reconstitué institutionnellement par les nazis et soumis au travail forcé et à toutes les exactions avant son écrasement définitif en 1943. Le ghetto devient, par une succession de glissements, le symbole même de la fermeture et de la terreur,jusqu’en son terme ultime de mise à mort.
Les critères essentiels qui se dégagent de cette approche historique sont donc la délimitation géographique, la contrainte, l’homogénéité religieuse et culturelle produisant éventuellement une « culture » propre au ghetto, l’organisation sociale rigoureuse et le discrédit renvoyé par la puissance dominante et le voisinage. Ces caractères qui auraient dû régler l’usage du mot se sont infléchis avec l’urbanisation intense, les segmentations sociales et la stabilisation des populations d’origine étrangère. Le champ recouvert par le concept de ghetto s’est élargi au point de désigner tout rassemblement conduisant à un resserrement des liens d’appartenance.
 
Cependant, la perception la plus courante, dans la France actuelle, associe le ghetto non plus à un groupe ou à un quartier autonome, mais à un type d’habitat – l’ensemble collectif social – plutôt grand, dont la multiplication rapide dans des secteurs périphériques est typiquement française. De loin, c’est une morphologie urbaine spécifique, composée de tours et de barres, qui matérialise le danger et qui fait peser un soupçon sur la population qui y réside.
Ces images contemporaines qui s’entrechoquent avec une utilisation plus ou moins obscure des références historiques, révèlent la profondeur de la crise urbaine et le fossé qui se creuse entre la « ville » traditionnelle et ses « banlieues ». Dans une profusion qui est synonyme de confusion, le discours sur le ghetto délimite mal son objet, parce qu’il désigne autre chose, c’est-à-dire, la peur de l’exclusion. il est porteur d’angoisse parce qu’il manifeste, sous des formes symboliques, la crainte de la marginalisation par rapport aux circuits fondamentaux du pouvoir et de la promotion individuelle.
D’une certaine manière, la banlieue c’est la peur du vide ; et le ghetto, c’est le vide, c’est-à-dire l’absence de toute relation dans une « marge » définitivement consacrée à l’opposé du « plein » de la ville traditionnelle qui sous-entend centralité, citoyenneté, formation, travail, urbanité, esthétique,… Les réhabilitations qui se succèdent à grande vitesse n’y changeant rien, le ghetto peut se refermer sur lui-même et développer des formes qui lui sont propres. On n’y trouve plus ni assimilation culturelle, ni intégration sociale, comme dans les ghettos anglo-saxons. Le chemin qui conduit à la fermeture sur soi est déjà balisé.
Les banlieues françaises ne peuvent pas encore être assimilées aux ghettos américains. Des facteurs convergents existent cependant entre les deux pays : dépopulation, concentration de minorités ethniques ou immigrées, échec scolaire et chômage, notamment chez les jeunes, croissance des familles monoparentales et distorsion de la structure démographique, isolement et délinquance. Mais l’intensité et l’ampleur de l’exclusion urbaine, son caractère racial, son ancrage historique et surtout une logique institutionnelle, une idéologie et des politiques profondément divergentes interdisent une assimilation hâtive. Le ghetto reste une construction par les gens de l’extérieur. En France, dans certains quartiers, ce sont cependant les habitants eux-mêmes qui édifient le ghetto pour empêcher tout « étranger » d’entrer dans le quartier.
 
Le territoire de la violence urbaine
Les violences urbaines apparaissent sur un territoire précis, lieu de tous les affrontements et de toutes les prédations. La notion de territoire est indispensable pour comprendre les violences urbaines. Le territoire, référence principale des jeunes, est un lieu qu’ils s’approprient et dont ils font une zone de « moindre droit ». L’apparition de violences urbaines n’est pas le fait du hasard : elles s’intègrent dans l’évolution du quartier. Si les émeutes ont presque toujours comme stimulus un événement précis, les violences quotidiennes telles que les incendies de voiture ou le harcèlement des forces de l’ordre sont le résultat de la dégradation progressive du climat d’un quartier.
La montée de la violence se traduit souvent par une succession d’incidents ou de faits de plus en plus sérieux. Plus un quartier est victime de crimes et délits ayant pour objectif la remise en cause de l’ordre social et légal, plus les risques d’émeute sont importants. Le territoire est donc la cible de tous les enjeux. Les violences urbaines sont pour les jeunes le moyen de « défendre » le territoire où ils demeurent contre les intrusions des autres membres de la société. Leurs auteurs ont donc pour objectif de s’approprier et de contrôler les espaces publics du quartier. Pour ce faire, ils marquent leur territoire.
Les violences urbaines apparaissent alors comme le signe d’un recul des normes sociales et de l’instauration d’un système parallèle reposant sur la loi du plus fort. Ainsi, dans certaines cités, les règles élémentaires de vie en société ne sont plus respectées, et les normes légales sont difficiles à appliquer. Ce sont les jeunes qui édifient eux-mêmes le ghetto. Le territoire est l’élément fédérateur des jeunes des cités, par lequel naît un sentiment communautaire entre pairs. Ils appartiennent au même territoire, à la même catégorie sociale. Pour eux, le territoire, c’est le quartier, l’immeuble, la cage d’escalier. Avant de se sentir membre de la société, ils sont habitants d’une cité, d’un espace. L’espace de la cité peut alors devenir le lieu et l’enjeu d’un conflit ; Tout se passe comme si on était en présence d’une résurgence du modèle sociétal des tribus, ayant un territoire défini, à défendre envers et contre tout. La cité est un élément de référence et d’identification pour les jeunes. Ce qui conduit souvent à un « patriotisme de la cité », où la solidarité entre jeunes, entre ethnies aboutit à une appropriation de l’espace public dans lequel toute personne étrangère au territoire est bannie. Ainsi, beaucoup de faits auront pour cause la défense du territoire et de ses habitants face aux intrus (y compris certaines expéditions punitives dans d’autres quartiers, suite à une intrusion étrangère).
Dans le même ordre d’idée, cette appropriation de l’espace public se retrouvera dans le comportement incivil de nombreux jeunes se sentant maîtres de leur quartier, supportés par la solidarité et l’effet de groupe, les jeunes n’hésitent plus à instaurer leurs propres règles au sein des quartiers. Cela conduit à l’apparition de « zones de non-droit ». Ce sont des zones où la police n’entre plus de la même façon que dans d’autres quartiers, car le contexte d’intervention est différent. La police peut pénétrer à n’importe quel moment dans n’importe quelle cité, mais sa stratégie sera adaptée au contexte. Aussi, lors d’une perquisition ou d’une interpellation dans une cité sensible, celle-ci ne sera pas effectuée par trois ou quatre fonctionnaires – comme cela devrait être le cas normalement – mais en présence d’un effectif assez important pour enlever aux jeunes l’envie de toute interposition et de tout affrontement. Et cela, à des heures matinales. Les difficultés d’intervention des forces de l’ordre démontrent l’existence de zones soumises, non aux lois de la République et aux normes sociales, mais à des règles imposées par des groupes d’habitants.
 
La nature des violences urbaines.
Les violences urbaines ne sont pas seulement les émeutes dont les médias se font l’écho. Elles sont surtout composées d’une violence régulière, latente, dont les cibles sont multiples.
-          la « petite délinquance » : la délinquance de voie publique, et en particulier les vols à l’arraché ou à la roulotte (dans les véhicules), ainsi que les agressions et les vols avec violence, sont deux formes de délinquance les plus mal ressenties par la population. De la même façon, le vandalisme et les dégradations des biens – actes attentatoires à la propriété – sont des violences qui s’exercent tous les jours et qui renforcent le sentiment d’oppression vécu par de nombreux habitants. Les infractions contre les biens, les plus fréquentes, laissent malheureusement de plus en plus place à des crimes et délits contre les personnes.
-          Les atteintes contre l’autorité : étrangers à la cité, risquant de remettre en cause les règles du quartier, les policiers, symboles de l’autorité publique, sont considérés comme les ennemis de l’extérieur (exemple : échauffourées à Saint-Dizier (52) mi-février 2003). Ils sont les cibles privilégiées de certains jeunes des cités. Les atteintes contre les forces publiques peuvent revêtir plusieurs aspects : insultes gestuelles ou verbales, attroupements hostiles à la police, menaces téléphoniques à la famille d’un policier, lapidation des voitures de police, manifestations devant les commissariats, prise à partie des policiers lors d’interventions dans la cité, invasion de commissariats, agressions physiques contre des policiers, guets-apens, « parechoquages » volontaires de véhicules, etc. Par ces actions s’apparentant à la défense du territoire, les jeunes espèrent repousser l’ennemi en dehors des murs de la cité, sans pour autant rechercher la confrontation physique directe. Dans les quartiers sensibles, il n’est plus une seule interpellation de voyou qui puisse s’opérer sans risque de voir une troupe hostile s’opposer par la force à l’action de la police, tant pour libérer l’auteur d’un délit (ou permettre sa fuite) que pour châtier les policiers d’être intervenus sur un territoire supposé interdit.
-          Les autres cibles : outre les particuliers, principales victimes, la plupart des corps professionnels ayant pour mission de faire respecter les règles incarnant la société ou étant seulement étrangers au territoire sont des cibles potentielles : les vigiles, gardiens des biens de consommation – et donc obstacles aux désirs d’appropriation de certains jeunes – les professeurs, chargés d’inculquer des règles et de faire respecter une discipline de groupe, les conducteurs/contrôleurs de la RATP-SNCF et autres compagnies de transports publics qui ont la lourde tâche d’obliger les jeunes à payer leur titre de transport – et même les pompiers. Les commerces sont aussi les victimes de la violence quotidienne, du petit commerce de quartier au centre commercial. Ces lieux sont les vitrines de la société de consommation dont les jeunes des quartiers sensibles se sentent exclus. Ils constituent alors des cibles faciles et privilégiées pour la délinquance de groupe. Les razzias en bandes se multiplient, les intimidations sur les caissières sont monnaie courante, les affrontements avec les vigiles conduisent souvent à l’émeute.
 
Les émeutes
Les émeutes urbaines sont les conséquences d’une réaction instinctive liée, soit à des sentiments d’injustice, soit à une rumeur publique, soit à la défense du territoire et de son business, ou encore à la protection d’un de ses habitants. L’émeute disparaît souvent lorsque se développe une activité économique parallèle. En effet, lorsqu’un trafic devient plus important (drogue, marchandises de luxe, trafic de voitures ou pièces détachées automobiles, …) et se concentre dans les mains de quelques dealers locaux, l’activité illicite a besoin de calme et de discrétion. La violence quotidienne devient alors moins visible, où chaque jeune entre dans les affaires avec un rôle bien défini. Un nouvel ordre social s’instaure sans que l’ordre public ne soit pour autant rétabli. La délinquance organisée ayant pour finalité le profit, provoque les émeutes ou les atteintes contre l’autorité, afin de les détourner des trafics en cours et les empêcher de pénétrer dans le territoire
L’émeute est imprévisible et dépend des paramètres spécifiques à chaque cité : la configuration du quartier, son histoire, l’implication plus ou moins forte des structures associatives, la politique des élus, la stratégie policière, la présence de familles ayant un profil spécifique (multirécidivistes, fratries organisées dans les activités illicites, etc.). On ne peut prévoir l’émeute, mais elle peut être perceptible. Des tensions importantes vont la précéder et c’est un événement soudain qui en sera le déclencheur (affrontement entre bande, intervention des pompiers, policiers, étrangers au quartier, course-poursuite, accident de voiture, arrestation, incident dans un supermarché, décisions de justice, « bavure » policière, décisions administratives, fermeture de locaux pour les jeunes, manifestations annulées ou ajournées, refus de subventions, etc.). La cause principale d’une émeute est le sentiment d’une injustice : subjectif, affectif, ce sentiment conduit à une réaction instinctive d’où la raison et la rationalité sont absentes. Il est basé le plus souvent sur une ou plusieurs rumeurs, non vérifiables, porteuses d’un caractère émotionnel fort et propices à toutes les interprétations et élucubrations.
Les émeutes sont toujours justifiées. Le jeu, la révolte contre la société, le racisme supposé de la société en sont les principales raisons. La violence revêt souvent un aspect ludique : on joue au gendarme et au voleur. Les criminologues ont défini des finalités du passage à l’acte délinquant. Le jeu, le défi, l’excitation, la volonté de marquer son territoire font partie de ces finalités. Le jeu provoque chez l’individu des mises en question personnelles par l’incertitude du résultat et par les risques possibles encourus. Le jeu participe d’une culture ancienne où se mêlent tour à tour le rite du passage à l’âge adulte, le mythe du courage, de la virilité et l’aspect ludique de la bagarre. Mais ce jeu n’est acceptable que lorsqu’il est contrôlé par les membres de la communauté. Dès lors que ce contrôle n’existe plus, la violence qui s’en dégage n’est plus acceptable. Les règles deviennent celles des jeunes et non plus celles de la communauté. Les jeunes n’ont plus conscience de leurs actes et vont évoluer à la marge de la société, avec une dissolution des notions de bien et de mal, de légal et d’illégal. Le jeu est une nécessité pour ces jeunes de sortir de la monotonie du quotidien et du désœuvrement. Il leur permet de se projeter dans l’avenir, de tuer l’ennui et de se valoriser : c’est un exutoire qui permet d’oublier les échecs de la vie réelle. Le phénomène de groupe permet alors de renforcer cette envie d’action pour sortir du quotidien. Cette appartenance devient très vite synonyme de révolte contre une société à laquelle ils ne parviennent pas à s’adapter. La violence devient le moyen de « vivre son échec social comme un acte volontaire, voire héroïque » (François DUBET). La violence devient un acte non illégal, justifié par l’ »attitude » de la société à leur égard. La société devient la responsable de tous leurs maux. Enfin, le sentiment de révolte est exacerbé chez les jeunes issus de l’immigration qui se vivent de plus en plus comme des victimes n’étant en rien responsables de leur exclusion du système. Le leitmotiv des jeunes des cités est le « racisme » supposé de tous ceux qui ne tolèrent pas leur comportement. Dès lors que leurs désirs ne sont pas satisfaits ou que les actions sont entravées, ceux qui en sont la cause sont nécessairement des personnes « racistes ». Sans rechercher leurs propres fautes et partant du postulat que, quoi qu’ils fassent, ils sont exclus, les jeunes se rassemblent alors autour d’une identité collective construite autour de cette idée de « racisme ». Celle-ci renforce la solidarité du groupe, son appartenance, et la crainte de tout ce qui est étranger à leur cité. Cela devient un cercle vicieux où l’incompréhension mutuelle entre jeunes et autres membres de la société conduit à une escalade de réactions de rejet de plus en plus importantes et à une absence totale de communication.
 
La représentation de la violence dans les quartiers difficiles tel que le Neuhof.
 
Très souvent elle commence par une représentation d'ordre géographique. Ainsi, une route, un croisement, un pont deviennent des limites infranchissables ou au-delà desquelles l'individu qui entre est en danger. Cette géographie imaginaire est en contradiction avec la réalité observée ; en effet, la violence se déplace sur l'ensemble de la ville et les jeunes délinquants sont très mobiles : les incidents ne se produisent pas forcément dans les quartiers dont ils sont issus. A Strasbourg, cette mobilité de la violence est liée notamment à la géographie de la ville : les quartiers en difficulté sont à proximité du centre ville, ce qui facilite les déplacements des auteurs de la violence. Tracer une frontière ou des limites de la violence urbaine relève dans une grande mesure de fantasmes. En l'occurrence, il s'agit d'une tentative de transposer les dysfonctionnements de la société sur une zone circonscrite ; la mise à distance des problèmes sociaux par le biais d'une géographie urbaine imaginaire permet alors de s'en décharger symboliquement. Le quartier concerné devient le bouc émissaire des difficultés de l'espace urbain.
 
Au sein des quartiers, la perception des lieux de la violence change avec la résidence et la forme d'implication des habitants dans la vie sociale. Il y a deux sortes de géographies qui sont représentées dans les différents discours : d'un côté, celle du feu, de l'autre, celle de la drogue et de la délinquance. A Neuhof, le parvis du supermarché incarne «l'endroit chaud» du quartier, il reflète l'ennui «des jeunes» et leur recours à la déviance pour y parer : ce n'est pas le coin de la «vente de la mort» (drogue) ; c'est celui de «l'ennui mortel». Dans la perception masculine, la topographie de la violence et de l'insécurité coïncide avec celle du sentiment d'inutilité ; elle révèle la nature, à la longue insupportable d'absence de vocation, de futilité d'un monde où aucune place n'est aménagée pour les «jeunes». Vu sous cet angle, l'ennui est effectivement mortel.
 
Plus la perception de la violence est éloignée du vécu du quartier, plus sa géographie est saisie en terme de topographie du feu. Les habitants de tous âges n'intègrent guère les incendies comme un fait dramatique dans leur représentation du quartier : pour eux, il s'agit d'un épiphénomène plutôt que d'une violence intensément ressentie. Par contre, les responsables institutionnels font plus fréquemment et avec plus d'insistance allusion au phénomène, ne serait-ce que parce qu'il donne une image négative de la ville entière, à l'échelon régional, voire national.
 
Certaines personnes reconnaissent l'influence de la médiatisation des incendies dans leur propre élaboration d'une géographie de la violence. Un pompier verra par exemple combien les images de la télévision se superposent à sa propre expérience, lui qui est pourtant en prise directe avec la réalité de la violence incendiaire et qui devrait être immunisé contre ce cliché. N'empêche, il est aussi influencé que les gens de l'extérieur par la représentation de la violence telle qu'elle est transmise par les médias ; à la limite, c'est à partir de celle-ci qu'il interprète sa propre implication dans la violence incendiaire des jeunes. Il est pris entre son expérience concrète et l'image télévisuelle qui en est donnée, son discours oscille entre l'une et l'autre, montrant à sa façon l'extrême difficulté qu'éprouve le citoyen à épouser une attitude critique vis-à-vis de la construction médiatique des événements.
 
Les différents lieux de la violence ne sont pas stables dans le temps. Pour certains, la topographie est également traversée par une histoire de la violence, et parfois la géographie change à cause des améliorations ; d'autres soulignent une temporalité rythmée par des périodes relatives aux événements nationaux ou au calendrier festif et scolaire. En effet, les médias parlent du caractère saisonnier de la violence, qui s'amplifie au début ou à la fin de l'année scolaire et qui est perçue surtout à travers les incendies et les dégradations de biens publics, tandis que cette temporalité n'est guère ressentie sous cette forme par les habitants, qui semblent vivre une violence à travers le quotidien, ce qui fait qu'elle ne peut être décrite par un temps spécifique.
 
L'expérience de Strasbourg pendant l'automne 1995 a montré que les périodes de violence ont des effets spécifiques par des liaisons et des associations au niveau médiatique, par la construction d'une mémoire, d'un ensemble de repères, et par l'identification des adversaires (la police, les gendarmes, les pompiers et plus généralement tous ceux qui portent l'uniforme ou ont une fonction officielle). Les rapprochements, les amalgames, les identifications ont peu à voir avec les caractéristiques précises de la violence sur les lieux concrets où elle se manifeste ; ils sont le résultat d'une conjoncture locale, régionale, nationale, voire internationale, d'une construction médiatique, d'un effet d'imitation et enfin, de faits concrets se déroulant sur le terrain. Autant dire que la maîtrise de cette violence «imagée» échappe non seulement aux acteurs locaux et aux responsables institutionnels, mais aussi à ceux-là mêmes qui la décrivent ou tentent d'en comprendre les mécanismes (presse écrite ou télévisuelle, magazine «Le droit de savoir» du 25/04/2001, TF1, banlieue d'Evry...). Ceux qui exercent la violence ne sont à la limite qu'un de ses acteurs : l'extension des événements, les modalités de leur transmission, les formes de leur insertion dans l'actualité, enfin leur concomitance avec d'autres faits se déroulant souvent à plusieurs centaines de kilomètres interviennent dans la construction de son image.
 
Certains observent une augmentation régulière de la violence pendant les vacances scolaires, période où le désœuvrement des jeunes est particulièrement grand - cette observation est d'ailleurs à la base des programmes gouvernementaux conçus dans les années 80 pour les vacances d'été (Eté jeunes,...). L'adjoint chargé de l'éducation populaire à Strasbourg insiste pour sa part sur le fait que la rentrée scolaire provoque davantage de violence : elle serait en effet un moment décisif de l'année pour l'insertion des jeunes dans le monde du travail ou de l'école ; le temps de violence est perçu comme la colère de ceux qui n'ont pas réussi à s'intégrer. C'est dans la même perspective que cet adjoint au maire appréhende la violence aux alentours de Noël et du Nouvel An, moments forts de consommation qui, à ses yeux, font sentir d'une manière accrue l'exclusion à ceux qui en souffrent : certains jeunes marginalisés répondraient par des actes de violence à la fête et à l'ostentation consumériste. Selon cette hypothèse, la temporalité de la violence va de pair avec les fortes périodes marquant l'intégration sociale chez des inclus et l'exclusion des exclus. Chaque rentrée des classes et chaque fête de fin d'année reproduit non seulement la nation, mais aussi les ruptures en son sein.

Publié dans Sociologie

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